Depuis mon départ, je croise de nombreux regards, que ce soit des gens dans la rue ou dans les villages dans lesquels je réside.
Je me suis très rarement trompé sur l’interprétation de ces regards pour savoir quel genre de relation je pouvais attendre. Seul un cas a montré que je pouvais passer d’un extrême à l’autre, de la haine à un respect profond.
- la gentillesse : elle se détecte en un instant. Elle peut se croiser dans la rue, il vous fait un signe et vous regarde « gentillement » donc. Ce genre de contact vous met en confiance pour la journée et vous procure une certaine détente.
- l’affection : je l’ai rencontré plus souvent chez les femmes ou ceux que j’appellerais « grand-père ». Ce sont soit des personnes que vous avez rencontré plusieurs fois soit qui ont entendu parlé de vous. Vous vous sentez comme un gamin avec eux et savez que vous êtes en sécurité partout où elles vous accompagneront. J’ai en tête une femme rencontrée lors de la fête en Angola et les deux grands-pères du village de Kongonda.
- la joie, quand j’ai donné une tente et donc un toit aux enfants du village ou quand j’apporte une repas complet au village.
- la fraternité : c’est typiquement le regard de Warimisa qu’il complète avec du respect. En totale confiance vous n’avez pas besoin de parler pour passer un bon moment. Ça tombe bien quand la barrière de la langue s’impose 😉
- le respect : dans mon cas, vous sentez que tout ce qui touche à votre personne fera l’objet d’une attention particulière,vos affaires, votre santé, … Je pense avoir obtenu ce respect d’abord avec le respect que je leur ai moi-même montré dès mon arrivée et ensuite par l’intérêt que je leur ai porté. Étant rejeté par toutes les autres communautés, je ne me rendais pas compte de ce que mon comportement représentait pour eux.
- le regard de Kazehirwa : je ne sais pas l’interpréter. Mélange de beaucoup de choses. Les quelques qualificatifs que je pourrais donner sont : touchant, respectueux, amical et distant malgré tout.
- l’interrogation : je l’ai principalement senti chez l’un des grands-pères de Kongonda. Je pourrais résumer son interrogation en « pourquoi je ne suis pas né à sa place ? ». Les quelques échanges que j’ai eu avec lui m’ont confirmé ma lecture. Avant mon départ, il me demandera si je pouvais le mettre dans mes valises. Son regard, d’une extrême gentillesse, m’a fait ressentir la fatigue et la résignation face à toutes les difficultés qu’il a pu rencontrer dans sa vie.
- la tristesse : elle a toujours été cachée et personne ne me l’a laissé lire directement. Malgré toutes les occasions, comme la maladie avec un sida si présent, la faim, un futur incertain, … Je n’ai pas d’image en tête qui représenterait la tristesse.
- la résignation : je l’ai senti chez deux personnes, un grand-père et le chef du village. En résumé, chez les gens qui ont des responsabilités et qui n’arrivent pas à assurer parce qu’il n’est simplement pas possible d’assurer. Que faire face à une hutte brûlée avec toutes les réserves de nourriture et d’habits du village en plus d’une mauvaise récolte à cause de la sécheresse et des criquets ? Et je ne parle pas des problèmes de terrains, sujet au cœur des difficultés du pays.
- l’envie : sentiment pas toujours négatif. Il est naturellement présent chez les gens que vous croisé et qui n’ont rien. Tout chez vous transpire la possession d’objets ou de moyens qui leur seront à jamais inaccessible. De vos dents en bonne santé à vos habits sans parler du vélo, de la montre ou la voiture. Certains vous demanderont s’ils peuvent avoir telle ou telle chose à votre départ. L’esprit n’est pas forcément mauvais vu que le sujet est abordé tranquillement et sans hypocrisie. Il faut savoir céder intelligemment. Je crois que je ne suis pas trop mauvais maintenant.
- la jalousie : c’est un sujet que j’ai eu du mal à comprendre et à accepter tant que je n’avais pas compris ce qu’était réellement la pauvreté. Vous direz que je suis peut-être un peu lent, mais entre se dire « ces gens n’ont rien » et « vivre avec ces gens qui n’ont rien », votre compréhension de la vie est largement différente. D’abord agacé par les gens qui m’ont signalé à toutes les autorités partout où je passais, j’ai finalement compris que j’étais vu comme une « richesse » pour le village de Kongonda. Richesse, parce que je leur apporte une ouverture sur le monde extérieur simplement par ma présence et par les films que l’on regarde le soir. Richesse par la nourriture que j’apporte régulièrement lorsque je prends la voiture pour aller aux villages voisins mais suffisamment loin pour ne pas y accéder à pied. Richesse par les voyages que nous avons entrepris à Etosha ou Opuwo où j’ai pu leur donner le statut de « touriste » dans un pays où leur seul statut est « mendiant ». La signalisation aux autorités est une expression « gentille » de la jalousie. Elle peut s’exprimer de manière beaucoup plus agressive : vol, agression voir même la mort avec l’empoisonnement très répandu dans le pays. C’est donc dans ce contexte que je dois adapter ma vigillence a tout instant. Cela passe par protéger ses accès à l’eau pour éviter les poisons, à la mise sous clé de ses affaires même si cela est tout relatif dans une hutte. Mais surtout, c’est savoir se créer un réseau de personnes de confiance partout où vous allez pour vous assurer une protection. Au départ du voyage, j’ai pris des risques que j’ai appris à éviter par la suite. Malgré tout ce que j’ai pu entendre sur les vols en Namibie, je suis heureux de ne jamais avoir eu de problèmes sur ces 7 premiers mois alors que les occasions auraient été frequentes.
- la haine : je l’ai croisée souvent, dans la rue ou dans des villages voisins. Après m’être énormément documenté (un livre par semaine, ça fait des pages) sur l’histoire liée exclusivement au colonialisme et à l’apartheid, je ne peux absolument pas en vouloir à ces regards durs mais tellement représentatifs de ce que nos ancêtres ont pu infliger à ces peuples. J’évite généralement les gens chez qui je lis cette haine mais la vie ne laisse parfois pas le choix des rencontres. C’est comme cela que j’ai dû passer l’après-midi avec le pire regard croisé quelques semaines auparavant. A grand travail de respect, dans ce cas lié à la nourriture et à la pratique de la langue, j’ai pu transformer ce regard en « affection ». Il me dira quelques heures plus tard « tous les blancs que l’on croise nous disent qu’ils ne peuvent pas manger ce que nous mangeons. On ne comprend pas pourquoi ils ne pourraient pas le faire alors que pour nous, c’est notre principale ressource pour avoir de la force. Toi, tu t’assoies avec nous, tu manges avec nous et tu bois avec nous. C’est bien. » Je ne ferais pas ce genre d’expérience tous les jours, mais quand ça arrive c’est un énorme sentiment de fierté. Je ne vous raconte pas ce que j’ai dû faire, votre estomac partirait en courant 😉
Les regards que j’ai croisés n’ont jamais qu’une seule de ces composantes. Au village, le respect a toujours été la base de nos échanges. Ensuite, vient se greffer différents sentiments en fonction de l’occasion, de la personne et du sexe qui n’est jamais anodin dans ce relationnel.
Évidemment, il est beaucoup plus facile de photographier des sentiments positifs. Photographier en gardant le respect à la personne vous censure de nombreuses prises de vue. C’est ce que j’appelle les « photographies mentales » que vous garderez en tête toute votre vie telle l’image de vos grands-parents qui vous disent aurevoir devant leur maison quand vous êtes gamin.
En bonus, une chanson de Brassens sur le thème :